17 janvier 2009

Maigrir, c'est contre-nature

Voilà pourquoi il est si difficile de maigrir. Ce n'est rien de moins qu'une lutte menée envers et contre le corps. Pas étonnant que presque tous ceux qui l'entreprennent essuient dans l'amertume et l'humiliation les revers de la défaite. Le territoire conquis subit alors l'occupation de la graisse jusqu'à ce que les insurgés reprennent les armes dans l'espoir de déloger l'envahisseur.

Mais plutôt que de m'employer à décrire par quels mécanismes le corps s'oppose naturellement à l'amaigrissement (ce qui est peut-être moins vrai quand l'excès de poids est tel qu'il nuit au corps), j'ai envie de proposer quelques observations sur des indices culturels de ce phénomène. De toute façon, l'aspect physiologique est trop largement documenté pour qu'il soit pertinent que je l'expose à mon tour.

Ma mère m'a toujours préférée « grosse », c'est-à-dire plus grasse que je ne le suis maintenant. C'est à 116 lbs que j'ai été la plus belle à ses yeux. Elle se désole que j'aie perdu du poids. Mes muscles ciselés et mes os saillants la perturbent, et pourtant mon physique athlétique est loin d'évoquer la maigreur rachitique et maladive qu'afficherait une anorexique.

Avez-vous remarqué à quel point les jeunes parents se réjouissent devant la mine potelée de leur bébé bien gras? Qu'ils sont si prompts à s'alarmer de la maigreur ou de l'amaigrissement de leur enfant? Que même lorsque Fils a atteint la quarantaine avec le tour de taille assorti, Maman insiste souvent pour lui servir une deuxième assiette avant de passer au dessert?

S'il est tellement vrai que nos amis nous veulent gros, il semblerait que ce soit aussi le cas de nos mères. Jusqu'à un certain point bien sûr et pour des raisons toutes différentes, mais quand même... Chez elles, ça semble instinctif. En vertu d'un pacte qui remonte peut-être aussi loin qu'à l'invention du mammifère, notre graisse peut compter sur l'appui indéfectible de nos mères pour assurer le maintien de ses stocks.

Évidemment, je généralise grossièrement à partir d'une simple intuition. Or la plupart des personnes auxquelles je l'ai soumise m'ont confirmé que leurs mères agissaient exactement comme la mienne, qui n'a jamais autant cherché à me gaver que lorsqu'elle s'est aperçue que ma masse grasse se trouvait menacée par mes bons soins.

Dans le même ordre d'idées, je me suis arrêtée un instant sur quelques considérations lexicologiques. Prenons le terme « maigre », par exemple. Avant d'ouvrir mon Dictionnaire historique de la langue française tout à l'heure, j'étais persuadée que dans son sens propre et originel, « maigre » signifiait le contraire de gras. Je m'attendais à découvrir que le sens péjoratif et le plus usuellement répandu de « trop maigre » ou « trop mince » s'était développé plus tardivement dans l'histoire du mot. Je me trompais complètement.

Je cite mon dictionnaire : « issu du latin macer, "chétif, mince, maigre" et, en parlant d'une terre, "peu productif" ». Dans le premier cas, maigre s'oppose à gros, et il évoque la pauvreté dans le deuxième. Ces deux sens sont toujours en usage, autant pour décrire la constitution d'une personne que pour qualifier des choses dont la quantité est jugée insuffisante (comme dans « un maigre salaire »).

Ce n'est qu'à partir du XIIIe siècle que maigre s'oppose aussi à gras, d'abord pour parler des aliments, avec une valeur dépréciative, puis éventuellement des personnes, sans que la connotation du mot ne s'affranchisse tout à fait de cette idée d'insuffisance, que ce soit au sens propre ou au sens figuré.

Or à ma connaissance, maigre est le seul mot de la langue française qui permette de désigner le contraire de gras. En anglais, fat s'oppose à lean qui n'est pas, à ce que je sache, connoté négativement. Mais en français, le seul mot qui rende cette idée l'évoque presque à regrets. Pour la plupart des gens, une personne maigre l'est trop. Trop maigre, trop mince, pas assez grasse, pas assez grosse.

Curieux, non? Tandis que petit s'oppose à grand ou gros, étroit à large, mince à épais, le terme gras s'oppose à « pas assez gras »... Le sens neutre de lean est marginal dans l'usage du mot, il revêt une acception dite technique, qui relève presque du langage spécialisé (comme dans viande maigre ou masse maigre).

Fascinante découverte que j'ai faite aujourd'hui. J'ai aussi appris que le mot maigre a un cousin anglo-saxon. Meagre/meager résulte d'un emprunt au français et conserve le caractère dépréciatif déjà attesté en latin. Et il semble qu'il ne soit pas courant de l'appliquer à la description des personnes.

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